Axe de recherche Interaction et enaction

Hommage à Didier Bottineau

Didier Bottineau nous a quittés en septembre 2023.

Chercheur CNRS en sciences du langage, au laboratoire ICAR (Interactions, Corpus, Apprentissages, Représentations) de l’ENS Lyon, Didier était membre fondateur de IMT Didalang et co-responsable de l’axe Enaction, interaction. Après plusieurs années d’enseignement à l’Ecole des mines de Douai (IMT Nord Europe) et à Mines Saint-Etienne, l’idée de co-fonder un réseau de recherche IMT s’intéressant aux questions linguistiques adossées à la formation d’ingénieur s’était naturellement imposée à lui.

Grâce à sa culture incommensurable et à son verbe enjoué, Didier avait réussi à établir un équilibre entre sciences du langage et didactique des langues et des cultures. Il était force de proposition dans nos orientations de recherche et intervenait régulièrement dans nos séminaires et journées d’études. Il nous aura nourris, aidés, accompagnés, en énergie et en humanité. Il nous aura permis d’élargir notre réseau de partenaires et de rencontrer des chercheurs éminemment reconnus dans leurs domaines.

Parmi eux, Jean-Rémi Lapaire, conférencier de notre journée d’études 2022 « Les langues-cultures à l’ère des transitions : quels enjeux linguistiques, numériques et sociétaux ? », qui nous a transmis cet hommage :

« Pour ceux ou celles qui ont connu Didier, c'est une perte absurde, cruelle et indescriptible. Un intellectuel opérant à un niveau d'intellection hors du commun, capable de tout penser, de tout écouter, de tout connecter et unifier, de tout oser, avec un degré de compréhension des autres et une faculté d'empathie phénoménale. Un original inclassable qui savait se plier, le temps d'un papier ou d'une étude, à des méthodes qui n'étaient pas les siennes mais qu'il acceptait en tant que membre d'une communauté de pratiques. Un chercheur généreux, n'hésitant pas à visiter de petits labos ou des communautés isolées pour les recharger et les stimuler. Un courageux, osant la différence et la singularité, capable de penser autrement le rapport entre corps, cognition, langage, énaction. Ses écrits, aussi riches soient-ils, ne remplaceront pas son talent oratoire et son énergie. Le spécialiste génial de l'incarnation et de la corporéité nous propose désormais une absence très palpable.»

 

Interaction, enaction

Problématique : la parole dans les langues naturelles avec leur diversité est étudiée par plusieurs théories actuelles (enaction et cognition distribuée) comme pratique interactive d’une discipline collective et non plus comme formalisme à aborder comme objet de connaissance et de savoir-faire intellectuel. 

L’enseignement des langues en France se heurte à des préconceptions et des habitudes pédagogiques peu favorables à l’émergence d’une culture plurilingue professionnelle efficace et bien vécue. Face à cela, d’un côté les écoles développent des pratiques et expériences innovantes qui affrontent les défis de la reconnaissance de cette culture plurilingue ; de l’autre, des recherches théoriques, descriptives et expérimentales fournissent les outils utiles à la compréhension des enjeux des démarches pédagogiques en cours. On vise donc à une intégration réciproque de la recherche-action menée au niveau des écoles et de la recherche théorique existante. Ceci conduira :

  • Au développement de nouvelles pratiques didactiques
  • A la prise en compte d’objets d’observation et d’expérimentation par la recherche autre que la recherche-action
  • A la promotion d’outils de travail utilisables comme des phonétiques articulatoires fondées sur l’expérience de la parole par les apprenants et des orthophonies comparatives français / autres langues.

Ces actions seront rattachées aux thématiques suivantes :

  • Langues enseignées comme des objets (formalisme, artisanat)
  • Cognition (centralisée et distribuée ; complexité et simplexité)
  • Corporéité 
  • Psychologie différentielle (vicariance)
  • Socialité, collaboration, interculturalité
  • Phonétique articulatoire
  • Orthophonie contrastive

 

Paradigme de l’enaction dans l’apprentissage des langues

Il existe au moins deux manières de construire l’objet « langage humain » : l’approche abstractive et l’approche enactive. L’approche abstractive, dominante en linguistique encore aujourd’hui, considère les langues comme des systèmes formels munis de règles combinatoires propres capables de générer des objets interprétables et conformes à des représentations partageables qui leur préexistent. Ces systèmes articulent des unités lexicales symboliques aux notions essentiellement fixes, et ils permettent de les combiner en recourant à des structures syntaxiques et variations morphologiques interprétées soit comme des règles génératives ou calculatoires, soit comme la marque de structures conceptuelles sous-jacentes correspondant à la schématisation de l’expérience sensorimotrice du monde par l’individu percevant et agissant. Dans un cas comme dans l’autre, l’objet d’observation est la forme langagière envisagée indépendamment des conditions incarnées de sa production motrice et de sa « consommation » perceptuelle par les partenaires engagés, et la question posée porte sur la nature des déterminismes sous-jacents qui président à sa formation : règles génératives et calculatoires pour les uns, encodage et affichage de schème conceptuels à reproduire pour les autres. 

L’approche enactive, littéralement [en acte]-ive, de l’anglais enact « produire » (sur une scène théâtrale), lui-même du français en acte, considère au contraire que la démarche scientifique consiste à construire phénoménologiquement l’objet dans le cadre du réseau des différents points de vue et d’action à partir desquels il est abordé, et à dériver les hypothèses qu’on lui soumet des contraintes posées par cette démarche. L’approche enactive va prendre pour objet d’étude la parole interactive dans ses dimensions incarnée, interactive, située et dynamique. Elle aboutit mécaniquement à la remise en cause de plusieurs conceptions du fait langagier : la langue comme système de représentation générale du monde, la syntaxe comme module génératif ou calculatoire autonome, la parole comme acte d’encodage d’une idée à des fins communicationnelles ; et elle propose une théorie de l’effet du langage, des langues et de la parole sur l’être humain en tant qu’espèce sociale recrutant ses individus comme autant de participants à une dynamique de groupe.

Cette théorie permet à la fois de développer une conception dynamique de la production du sens, et une méthode d’analyse des phénomènes lexicaux et grammaticaux en tant que processus contribuant à cette production (Bottineau- 2012)

Dans l’approche enactive, Varela indique « (…) que l’acte de communiquer ne se traduit pas par un transfert d’information depuis l’expéditeur vers le destinataire, mais plutôt par le modelage mutuel d’un monde commun au moyen d’une action conjuguée : c’est notre réalisation sociale, par l’acte de langage, qui prête vie à notre monde. (...) un tel réseau continu de gestes conversationnels, comportant leurs conditions de satisfaction, constitue non pas un outil de communication, mais la véritable trame sur laquelle se dessine notre identité (op. cit. : 112-113) ». Ce paradigme inscrit le langage dans son fonctionnement social en ajoutant un éclairage nouveau sur la médiation pédagogique, celui de « modelage mutuel d’un monde commun » transposée dans le domaine de la situation pédagogique, il s’agira de la rétroaction de l’apprentissage sur l’enseignement, de l’apprenant sur l’enseignant.

Enaction et articulation avec la didactique générale 

Tout en reconnaissant la valeur épistémologique de la didactique des langues, la volonté de IMT-Didalang est d’élargir le cadre de la didactique institutionnelle, production de connaissance dans un espace éducatif précis, et  de l’amener sur le terrain de la transversalité en intégrant la dimension énactive dans l’apprentissage des langues et des cultures  « le langage est bien plus qu’un simple compétence productrice, une chaîne de montage ou un logiciel génératif, il est une manière d’agir biomécaniquement pour se faire co-advenir psychologiquement et intellectuellement, réflexivement et mutuellement, dans le cadre des rapports intersubjectifs instantanés et des normes d’engagement prescrites par la dynamique collective ambiante ; le langage est la physiologie de l’esprit humain » (Bottineau -2012).